La question de la place de la femme dans l’espace public refait surface après l’agression d’une jeune femme sortie pour un footing, durant le ramadan, une heure avant la rupture du jeûne. Début juin, une jeune joggeuse poste une vidéo où elle raconte, en pleurs, son agression. Elle a été frappée par un homme au moment où elle faisait son footing, à une heure de la rupture du jeûne, raconte le Point Afrique. « Un jeune homme m’a frappée et a commencé à me crier dessus : Ta place est dans la cuisine ! » dit-elle. Les gendarmes auxquels elle se plaint la culpabilisent en lui demandant pourquoi elle était sortie à une heure pareille. Son témoignage émeut les internautes. Les initiatives de soutien se multiplient. Des footings sont organisés dans les grandes villes du pays comme Annaba, Constantine ou encore Oran. À Alger, c’est un média qui lance un appel pour un « footing citoyen », « Arwahi tedjri [viens courir, NDLR] », pour résister contre « la violence faite aux femmes ». « L’agression de Ryma reflète l’hostilité dramatique de certains hommes à la présence des femmes dans l’espace public et la normalisation de la violence envers les femmes dans nos rues », rappelle Radio M sur la page de l’événement Facebook. La web-radio privée dénonce aussi la réaction des autorités « à la plainte de Ryma ». « Les gendarmes ont osé faire culpabiliser la jeune femme pour être sortie courir aussi tard. Une réaction lâche et inacceptable. Faire du sport est un droit citoyen et l’espace public nous appartient à tous également », insiste Radio M. Le samedi 9 juin, des femmes et des hommes, environ 500, se sont retrouvés, comme prévu, à la promenade des Sablettes pour courir. « Courir dans la rue et seules » Un groupe de jeunes féministes choisit de ne pas se confiner aux Sablettes, un lieu sécurisé très fréquenté par les sportifs, et de faire leur footing en ville et seulement entre filles. Elles se donnent rendez-vous devant le parc Sofia, en centre-ville, d’où elles doivent courir jusqu’à Bab El Oued, deux heures avant la rupture du jeûne. Il est 18 heures passé de quelques minutes quand Souad et Saadia arrivent sur place. Les rues d’Alger sont pratiquement vides. Les deux jeunes femmes attendent les autres membres du groupe. Leur présence en tenue de sport leur vaut quelques regards interrogateurs. « Ce n’est pas très pertinent de courir aux Sablettes ou de courir avec des hommes », pense Souad. Car c’est dans la rue et souvent seules que les femmes se font harceler et parfois agresser. Leur footing commence quelques minutes plus tard dans la bonne humeur et se termine sur une plage par un tai-chi. Elles marquent une pause avant d’entamer le chemin du retour. « Ils finissent toujours pas s’habituer », lance Kahina, professeur de physique dans un lycée de la capitale. Elle se souvient encore de ses premiers footings en 2000 dans une banlieue d’Alger. « Des jeunes nous disaient aussi que notre place était dans la cuisine et qu’on devrait être en train de passer la serpillière, assure-t-elle. Mais on a continué. Avec le temps, ils s’habituent. » Un combat quotidien Pour beaucoup d’Algériennes, l’histoire de la jeune joggeuse vient rappeler que leur présence dans l’espace public dépend d’un combat qu’elles doivent mener au quotidien. « Il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui encore beaucoup de femmes doivent rentrer chez elles avant la tombée de la nuit par exemple et qu’elles ne sortent le soir qu’en étant accompagnées », souligne Nadjat, cadre dans une entreprise publique qui n’a pris part à aucune des deux actions de solidarité. « Même quand une femme est libre de ses mouvements, elle doit prendre toutes ses précautions. Elle porte des vêtements amples quand elle ne porte pas le voile pour se protéger. Elle évite certains quartiers et rentre avant 18 heures quand elle y habite », rappelle-t-elle. Organiser un footing peut parfois devenir un véritable projet. « Je courais dans la forêt de Bouchaoui. Je me suis rendu compte que ce lieu n’est pas très sécurisé. Il faut éviter les jours de semaine et éviter de sortir aussi du circuit. En fait, il faut tenir compte du jour et de l’heure », précise Kahina, la professeur de physique. Une présence illégitime dans l’espace public ? « Quand on analyse la situation globale de la femme, on peut noter une évolution positive qui ne se reflète pas toujours sur sa place dans l’espace public », avance Nacer Djabi, sociologue. « Dans l’inconscient collectif, la présence de la femme dans l’espace public doit être justifiée par les études ou le travail et ses deux derniers ont des horaires », souligne-t-il. « Dans l’inconscient collectif, la présence de la femme à l’extérieur est illégitime », soutient notre interlocuteur. Selon lui, les femmes ne sortent donc pas pour le plaisir mais par nécessité. Sociologue et féministe membre du Réseau Wassila, Fatma Oussedik estime, toutefois, qu’il y a un « mouvement profond dans la société qui est inéluctable ». « Les femmes sont dans les galeries d’art, sur les terrasses de café de la rue Didouche Mourad, au parc Tifariti. Elles vont faire du sport. Elles vont chez le coiffeur. Elles ont des espaces récréatifs », assure-t-elle. Les Algériennes « commencent à avoir ce que Michel Foucault appelle le souci de soi », précise la sociologue. « Et le souci de soi dont parle Michel Foucault dans L’Herméneutique du sujet est le début de l’avènement du sujet comme un individu dans une société », développe Fatma Oussedik. Elle refuse de parler de « femme isolée » ou de « femme au foyer ». « Elles vont aux mairies, elles accompagnent les enfants à l’école, elles les emmènent chez le médecin, il n’y a plus de femmes confinées dans le foyer. Si elles ne sont pas dans l’espace public, elles ont un espace virtuel dans lequel elles échangent et où elles sont confrontées à la mondialisation des droits et aux évolutions qui touchent toute la planète. Les Algériennes sont dans le monde. Elles ne sont pas hors du monde ! » affirme-t-elle. Pas de protection Sauf que les femmes « paient très cher cette présence dans l’espace public ». « Elles le paient plus cher que dans les autres sociétés parce qu’elles n’ont pas la protection à laquelle elles ont droit. Et c’est là que j’interpelle les pouvoirs publics et que j’interpelle l’agent de police qui renvoie les femmes qui viennent porter plainte », lance Fatma Oussedik. En 2016, une loi sur la violence faite aux femmes a été adoptée après avoir été bloquée durant plusieurs mois à l’Assemblée populaire nationale. Les associations de défense des droits des femmes ont salué son existence, même si beaucoup d’entre elles restaient sceptiques sur son impact. « On essaie de faire des amendements. Mais parfois, on élabore une loi contre la violence et on introduit un article sur le pardon. On fait une loi sur le harcèlement sexuel sans protection des témoins. On n’arrive pas à appliquer le texte pour protéger les victimes », explique-t-elle. RAMA-BESSEY ]]>
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